9

 

 

 

Reith était en proie à une certaine agitation quand il regagna l’Hostellerie, où Traz l’attendait.

— Que s’est-il passé… s’il s’est passé quelque chose ?

Traz, dont la lucidité et l’esprit de décision étaient sans égal, n’était pas aussi à l’aise quand il lui fallait décrire une atmosphère.

— Le Yao – je crois qu’il s’appelle Helsse, n’est-ce pas ? – est resté silencieux après ton départ. Peut-être trouvait-il que nous étions une drôle de compagnie. Il nous a dit qu’il dînerait ce soir avec le Seigneur Jade Bleu et qu’il passerait demain à la première heure nous donner des instructions en bonne et due forme. Et puis il est parti dans son carrosse.

« Voilà une troublante série d’événements », songea Reith. Il y avait un point intéressant : le contrat précisait que l’exécution devait avoir lieu par le procédé des Douze Touches. Si l’on avait tellement hâte de se débarrasser de lui, un couteau, une balle, un faisceau énergétique aurait fait l’affaire. Pourquoi avoir recours à cette méthode dilatoire ? Pour créer l’affolement ?

— Les événements se précipitent, murmura Reith. Des événements que je ne prétends pas comprendre.

— Plus vite nous quitterons Settra et mieux cela vaudra, répliqua Traz d’une voix lugubre.

— Je suis bien de ton avis.

Anacho, l’Homme-Dirdir, surgit, pomponné de frais. Il arborait un superbe pourpoint noir à hausse-col, un pantalon bleu pâle, des babouches écarlates à la poulaine. Reith conduisit ses amis dans un box à écart et fit le point de la situation.

— À présent, conclut-il, tout ce qu’il nous faut, c’est de l’argent et j’espère que le Seigneur Cizante nous en fournira ce soir.

L’après-midi s’étira lentement. Enfin Helsse apparut dans un élégant costume de velours jaune canari. Il salua Reith et ses compagnons avec civilité.

— Êtes-vous satisfaits de votre séjour à Cath ?

— Très satisfaits, fit le Terrien. Pour ma part, je n’ai jamais été aussi détendu de ma vie.

Helsse ne broncha pas.

— Voilà qui est parfait ! Venons-en à la soirée. Le Seigneur Cizante pense que vos amis et vous-même trouveriez un dîner protocolaire quelque peu ennuyeux, et il est en faveur d’une petite collation à la bonne franquette et sans formalités à l’heure qui vous conviendra. Tout de suite, si vous le désirez.

— Nous sommes prêts mais, pour éviter tout malentendu, je précise que nous tenons à être reçus dignement. Il n’est pas question de passer par la porte de service.

Helsse eut un geste plein de rondeur.

— Pour les réceptions en toute simplicité, le protocole est réduit à sa plus simple expression, c’est notre règle.

— Je serai donc plus explicite. Notre « place » exige que nous entrions par la grande porte. Si le Seigneur Cizante y voit des objections, eh bien, il faudra que la rencontre ait lieu ailleurs. Dans la taverne de l’Ovale, par exemple.

Helsse éclata d’un rire exprimant son incrédulité :

— Il préférerait coiffer un bonnet de bouffon et cabrioler sur les manèges ! (L’aide de camp hocha tristement la tête.) Eh bien, soit ! Pour aplanir les difficultés, nous passerons par la porte d’honneur. Après tout, qu’est-ce que cela changera ?

Reith s’esclaffa.

— Surtout si Cizante a ordonné que nous passions par l’office et s’il est convaincu que c’est ce chemin que nous emprunterons ! C’est un honnête compromis. Nous vous suivons.

Ils gagnèrent le Palais du Jade Bleu dans un landau à moteur noir d’une forme profilée qui, conformément aux instructions d’Helsse, s’arrêta devant l’entrée de cérémonie. L’aide de camp mit pied à terre et, après avoir jeté un coup d’œil songeur sur la façade, fit entrer les trois visiteurs dans le grand vestibule. Il dit quelques mots à un valet de pied et pilota le trio vers un petit escalier avant de les introduire dans un salon vert et or donnant sur la cour d’honneur. Le Seigneur Cizante n’était pas là.

— Veuillez vous asseoir, fit Helsse d’une voix affable. Le Seigneur Cizante ne va pas tarder.

Et, sur un signe de tête, il s’éclipsa.

Cizante entra au bout de quelques minutes, vêtu d’une longue robe blanche, chaussé de babouches également blanches et coiffé d’une calotte noire. Il paraissait irrité et morose.

— Quel est celui à qui j’ai déjà parlé ? demanda-t-il après avoir toisé les visiteurs.

Helsse lui murmura quelque chose à l’oreille et le Seigneur Cizante se tourna vers Reith.

— Je vois. Eh bien, mettez-vous à votre aise. Avez-vous commandé les rafraîchissements, Helsse ?

— Oui, Votre Excellence.

Un laquais surgit, poussant une table roulante chargée d’oubliés, d’écorces marinées, de cubes de viande en saumure, de carafes de vin et de flacons de sirop.

Reith prit du vin, Traz du sirop et Anacho une coupe d’essence d’écorces verte. Le Seigneur Cizante choisit un bâtonnet d’encens qu’il se mit à agiter dans l’air tout en faisant les cent pas.

— J’ai des nouvelles défavorables pour vous, dit-il brusquement. J’ai décidé d’annuler toutes mes offres. En d’autres termes, vous pouvez renoncer à l’espoir d’une récompense.

Reith but une gorgée de vin pour se donner le temps de réfléchir.

— Si je comprends bien, vous faites droit aux prétentions de Dordolio ?

— Je n’ai aucun commentaire à ajouter. Ma déclaration doit être interprétée dans son sens le plus général.

— Pour ma part, je ne vous réclame rien. Si je suis venu hier, c’était pour vous informer du sort de votre fille.

Le Seigneur Cizante huma son bâtonnet d’encens.

— Cette affaire a cessé de m’intéresser.

Anacho émit un ricanement inattendu.

— C’est bien normal ! Autrement, vous seriez contraint d’honorer vos engagements !

— Absolument pas ! répondit le Seigneur Cizante. Ce que j’ai dit était exclusivement destiné au personnel de ma Maison.

— Ah ! Ah ! Qui croira une chose pareille alors que vous avez engagé des Assassins pour exécuter mon ami ?

Cizante s’immobilisa, son bâtonnet d’encens à la main.

— Quels Assassins ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Reith prit le relais :

— Votre aide de camp… (coup de pouce en direction d’Helsse)… a signé un contrat modèle 18 à mon encontre. J’ai l’intention de mettre Dordolio en garde. Une telle ladrerie est ignoble.

Cizante jeta un coup d’œil glacial à Helsse.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

L’aide de camp eut un haussement de sourcils irrité.

— Je me suis simplement efforcé d’exécuter les devoirs de ma charge.

— C’est un zèle mal placé ! Vous voulez ridiculiser la Maison du Jade Bleu ? Si jamais cette sordide histoire s’évente…

Le Seigneur Cizante n’acheva pas sa phrase. Helsse haussa les épaules et se servit une coupe de vin.

Reith se leva.

— Nous n’avons apparemment plus rien à nous dire.

— Un moment, dit Cizante sur un ton coupant. Laissez-moi réfléchir… Vous vous rendez compte, n’est-ce pas, que ce prétendu assassinat n’était qu’une fumisterie ?

Adam Reith secoua doucement la tête.

— Vous avez trop l’habitude de souffler tantôt le chaud et tantôt le froid. Mon scepticisme est total.

Cizante fit volte-face. Le bâton d’encens chut sur le tapis, qui commença de se carboniser. Reith le ramassa et le posa sur le plateau.

— Pourquoi prenez-vous cette peine ? s’étonna Helsse, railleur.

— Répondez vous-même à cette question.

Cizante fit signe à son aide de camp. Tous deux s’isolèrent dans un coin et, après s’être entretenus à mi-voix, il sortit. Helsse se tourna vers Reith.

— Le Seigneur Cizante m’a autorisé à vous verser une somme de dix mille sequins à condition que vous quittiez immédiatement le pays de Cath, que vous preniez le premier bateau en partance pour le Kotan.

— L’insolence du Seigneur Cizante est stupéfiante !

— Jusqu’où est-il disposé à faire monter les enchères ? demanda négligemment Anacho.

— Il n’a pas été explicite sur ce point, avoua Helsse. La seule chose qui l’intéresse est votre départ et il le facilitera dans toute la mesure du possible.

— Eh bien, disons un million de sequins, reprit l’Homme-Dirdir. Si nous devons accepter une aussi humiliante transaction, autant demander un maximum.

— C’est beaucoup trop. Vingt mille sequins me paraîtraient une somme plus raisonnable.

— Ce n’est pas assez ! s’exclama Reith. Nous avons besoin de plus, de beaucoup plus !

Helsse dévisagea les trois amis en silence. Enfin, il dit :

— Pour ne pas perdre de temps, je vais vous révéler le chiffre maximum que le Seigneur Cizante est prêt à accepter : cinquante mille sequins. Pour ma part, j’estime que c’est une offre généreuse. En outre, votre transport jusqu’au port de Vervodeï sera assuré.

— C’est d’accord, fit Reith. Il va sans dire que vous résilierez le contrat que vous avez passé avec la Compagnie Assassinat et Sécurité.

Helsse eut un petit sourire hésitant.

— J’ai déjà reçu des directives à ce propos. Quand quitterez-vous Settra ?

— Dans un jour à peu près.

 

Reith et ses amis quittèrent le palais avec cinquante rubans de sequins pourpres en poche et remontèrent dans le landau noir qui les attendait. Helsse ne les reconduisit pas.

Le véhicule s’éloigna vers l’est. Le crépuscule aux couleurs de cannelle était tombé mais les luminaires ne fonctionnaient pas encore. Au fond des parcs, dans les palais et les résidences, scintillaient des lumières brouillées ; une fête battait son plein dans un vaste jardin. Le landau franchit à grand fracas une passerelle de bois sculpté hérissée de lanternes et pénétra dans un quartier de maisons entassées où cafés et salons de thé débordaient sur la rue. Ce fut ensuite une zone sinistre d’immeubles à moitié inoccupés. Enfin, ils atteignirent l’Ovale.

Reith mit pied à terre. Traz le dépassa d’un bond en avant et empoigna à bras-le-corps une silhouette noire et muette. Une lueur métallique fulgura et le Terrien se plaqua au sol. Il n’évita cependant pas le brutal éclair d’un blanc violacé et quelque chose de brûlant l’atteignit en pleine tête. Il resta à plat ventre, à demi étourdi, tandis que Traz se colletait avec son agresseur. Anacho s’avança, pointa son aiguillon et un dard se planta dans l’épaule de l’assaillant. Le pistolet cliqueta sur le pavé.

Reith se releva, chancelant. Tout un côté de sa figure était douloureux comme s’il avait eu la joue brûlée ; une odeur d’ozone et de cheveux roussis montait à ses narines. Il s’avança en titubant vers Traz qui, d’une clé au bras, immobilisait un personnage encagoulé qu’Anacho était en train de fouiller et de désarmer. Reith releva le capuchon et eût la stupéfaction de reconnaître l’Attentiste avec qui il s’était entretenu la veille.

Des passants, qui au début s’étaient tenus à l’écart, commençaient à s’attrouper. Un coup de sifflet perçant retentit : c’était la patrouille. L’Attentiste se débattit.

— Lâchez-moi ! Sinon, ils feront un exemple terrible !

— Pourquoi avez-vous voulu me tuer ? s’enquit Reith.

— Avez-vous besoin de le demander ? Laissez-moi partir, je vous en supplie !

— Pourquoi donc ? Vous avez essayé de m’assassiner. Que la police vous arrête !

— Non ! La répression s’abattrait sur notre Confrérie !

— Alors, pourquoi avez-vous essayé de me tuer ?

— Parce que vous êtes dangereux ! Vous risquez de nous diviser. Il y a déjà des dissensions ! Il est des âmes faibles qui manquent de foi. Ces gens-là veulent mettre la main sur un astronef et partir ! Quelle folie ! L’orthodoxie est la seule voie. Vous constituez un danger et j’ai pensé que le mieux était d’extirper l’hérésie que vous incarnez.

Reith poussa un soupir d’exaspération. La patrouille était tout près.

— Nous quittons Settra demain. Vous vous êtes donné du mal pour rien !

D’une bourrade, il repoussa l’Attentiste qui trébucha et exhala un cri de douleur en portant la main à son épaule.

— Soyez-nous reconnaissant de notre miséricorde !

L’Attentiste se perdit dans l’obscurité tandis que les patrouilleurs, des hommes de haute taille à l’uniforme rayé de noir et de rouge, brandissant des matraques à l’extrémité incandescente, arrivaient en courant.

— Que se passe-t-il ?

— C’est un rôdeur qui a tenté de nous détrousser, répondit Reith. Il s’est enfui par là.

La patrouille fit demi-tour et le trio rentra dans l’auberge.

Tout en dînant, Reith expliqua à ses amis l’accord qu’il avait conclu avec Zarfo Detwiler.

— Si tout va bien, nous quitterons Settra demain.

— Ce ne sera pas trop tôt ! murmura Anacho d’une voix aigre.

— Effectivement. J’ai été espionné par les Wankh, brimé par l’aristocratie, assassiné ou presque par le « culte ». Ma résistance nerveuse a des limites !

Un jeune garçon revêtu d’une livrée rouge foncé s’approcha de leur table.

— Adam Reith ?

— Qui le demande ? s’enquit le Terrien, méfiant.

— J’ai un message pour vous.

— Donne-le.

Reith ouvrit le pli cacheté recouvert de caractères aux arabesques compliquées et déchiffra ceci :

 

La Compagnie Assassinat et Sécurité vous présente ses compliments. Il appert que vous, Adam Reith, vous êtes livré à des voies de fait contre un agent de notre société dans l’exercice de ses fonctions légitimes, lui avez dérobé son matériel, avez porté atteinte à son intégrité physique et l’avez mis dans une position embarrassante. En conséquence, nous exigeons une indemnité compensatrice de dix-huit mille sequins. Si cette somme n’est pas immédiatement versée à notre siège central, vous serez tué par une combinaison de plusieurs méthodes. Nous vous serons obligés de vous exécuter dans les meilleurs délais. N’essayez ni de quitter Settra ni de vous récuser de quelque façon que ce soit sous peine de voir aggraver les sanctions dont vous êtes passible.

 

Reith lança la missive sur la table.

— Dordolio, les Wankh, le Seigneur Cizante, Helsse, le « culte », la Compagnie Assassinat et Sécurité… qui encore ?

— Demain sera peut-être encore trop tard, soupira Traz.

Le Wankh
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